Cela fait maintenant 10 ans que je suis « exploitante » du domaine. Avant et pendant 2 ans, c’était Jean-Michel qui assurait
l’intérim « officiel », le temps que je puisse prétendre au statut de « Jeune Agriculteur » ; ou de « Jeune Agricultrice » dans mon cas.
Depuis, je représente Champ des Treilles et possède une vraie passion pour ce petit bout de terre.
Jean-Michel y est lui-aussi attaché car sa vie a débuté là et c’est le fruit du travail de ses grand-parents et de sa maman disparue.
Sa famille paternelle est aussi liée à ce pays huguenot depuis des siècles.
J’ai mis quelques années à m’y sentir chez moi. Pourtant, légalement le domaine appartient à Jean-Michel. Il est le meilleur mari du
monde et n’a jamais suggéré ou même eu l’idée que le vignoble était plus à lui qu’à moi. Pour lui, tout appartient aux deux.
Pourtant, je n’ai pas mes racines là. Quand je dis « racines », je ne veux pas parler des racines superficielles. Celles-ci
ne permettent à la vigne que de donner des vins moyens sans charme ni caractère. Je veux parler des racines profondes ; les vraies qui expriment le terroir et l’appartenance à ce
terroir.
Les miennes sont un peu à Oran en Algérie. Mais, ayant quitté cette terre rouge dans les premières semaines de ma vie, je n’arrive pas
à m’y identifier clairement. Je vis cet attachement par procuration grâce aux récits que me faisaient mon papa
La ville de Talence près de Bordeaux, où j’ai passé ma jeunesse, ne sera jamais plus attachée à autre chose que la maternelle, le
primaire et les évènements de ma vie qui tournent autour.
Puis, ce fut l’arrivée à Sainte-Foy-La-Grande pour l’adolescence jusqu’à l’âge adulte. Il y a les années collège et lycée, la
rencontre de Jean-Michel sur les bancs de Terminale, les dernières années de mon père. Là non plus, pas de racines profondes ; uniquement des souvenirs.
J’y ai aussi mis au monde mes deux enfants. Pour eux, c’est une suite logique ; l’attachement à jamais à cette région. Même s’ils
vont faire leur vie ailleurs, Sainte-Foy restera toujours dans leur cœur la terre de leur famille, leurs racines profondes.
Depuis 20 ans, je vis au quotidien dans le Médoc, au milieu des vignes de Pontet-Canet. C’est devenu mon « chez moi ». J’y
ai ma vie mais pas mes racines là non plus.
Ainsi, je ne me considère pas comme une déracinée, mais comme une pas racinée.
Cela ne m’empêche pas de vivre au quotidien mais cette absence de racines profondes constitue un trouble dans mon existence.
Pour me rassurer, je n’oublie pas que la vigne ne crée pas ses racines profondes en quelques années. Il lui faut des décennies pour y
arriver.
Maintenant que la vigne et moi faisons cause commune, je pense que mon enracinement doit aussi prendre du temps, mais qu’il viendra
petit à petit.
En vivant avec elle, la vigne m’aide à m’enraciner. Elle m’apprend aussi la patience et l’humilité…